PAR JEAN-LOUIS SERVAN-SCHREIBER

MA GÉANTE
Nous nous sommes rencontrés de manière un peu proustienne. Je me promenais à Bagatelle, une jeune femme plutôt sage à mon bras. Soudain je l’aperçue alanguie sur une impeccable prairie et je n’ai plus regardé qu’elle. À la différence d’Odette elle était tout à fait mon genre : courbes lascives, croupe et cuisses majestueuses. Emouvante. Je ne savais pas encore son nom, mais je connaissais déjà son…père ?géniteur ? auteur ?inventeur ? créateur ?
J’avais rencontré Pollès en Provence, quelques années auparavant. Il exposait à l’Ile sur la Sorgue. D’emblée j’avais compris que nous jetions le même regard sur les femmes.
Ses filles étaient impressionnantes de sensualité, malgré leur peau de bronze. Je les trouvais pleines de vie, quasi joyeuses.
Pour flatter mes rêves les plus secrets il ne leur manquait que la stature. Je fantasmais sur une géante, qui me comble parce qu’elle me dépasserait. Cent fois j’avais relu les vers de Baudelaire :
J’eusse aimé vivre auprès d’une jeune géante,
Comme au pied d’une reine un chat voluptueux…
Parcourir à loisir ses magnifiques formes ;
Ramper sur le versant de ses genoux énormes…
Dormir nonchalamment à l’ombre de ses seins,
Comme un hameau paisible au pied d’une montagne.
Cet après-midi-là, au Bois de Boulogne, je venais de la rencontrer. Au château on m’apprit son nom : Dolmenica. Son père s’appelait Dominique, je n’étais pas surpris. Il l’avait nommée en écho des mégalithes, mais avait voulu pour elle une parure modeste. Sa robe était d’époxy, moderne, légère, d’un gris sans prétentions.
Je l’aurais aimée couverte de glaise, vêtue de bois, ou taillée dans le roc. Va pour l’époxy, ais je dit en demandant sa main. Mais qu’elle vienne vite vivre chez moi.
Une géante ne prend pas le TGV, il lui faut une nacelle à sa mesure, un voyage exceptionnel. Mais, auparavant, je devais lui aménager une demeure digne d’elle.
L’endroit idéal était surélevé, pour qu’elle s’offre à moi comme une déesse païenne, dans l’insolence de ses formes. Là, elle serait entourée d’oliviers, qui lui feraient cortège en toute saison. J’en déracinais plus d’un pour lui faire sa place.
Un jour Dolmenica est enfin arrivée, sur un char ouvert, comme les princesses promises aux Maharajas, sur leurs éléphants. Tout était prêt pour le cérémonial de possession, à la fois public et intîme. Nous étions plusieurs à l’accueillir, émus et galvanisés à la fois.
Le soir, les lumières dont je l’avais entourée l’ont fait jaillir de la nuit. Dès le lendemain matin, je couru à la porte vitrée d’où je pouvais voir ma géante. Notre vie commune commençait.
Les semaines et les mois passaient. Dolmenica recevait. Chaque visiteur tenait à la rencontrer, la contemplait de loin, avant de l’approcher doucement. Peu d’entre eux résistaient à l’envie de lui caresser les hanches. Elle était avenante et savait contribuer à mon hospitalité.
Mais j’ai dû admettre que ma fiancée ne se plaisait pas tout à fait chez moi. Ni Pollès ni moi ne l’avions supposée de constitution fragile. Le climat un peu rude de la Provence, gelé l’hiver, ardent l’été, ne lui valait rien. Elle se ridait, se crevassait, bref souffrait. Il fallut qu’elle retourne chez son père, au loin, pour se refaire une santé et une parure. Elle me manqua, tant sa présence m’était devenue familière. Mais aux beaux jours, elle revint toute lisse, rajeunie. Les jours heureux reprirent leur cours.
Hélas elle rechuta très vite. Son inadaptation à nos climats se confirmait. Il aurait fallu qu’elle vive dans la maison, mais la mienne était trop petite pour une géante. J’en parlais à son père, lui-même fort soucieux. Ni lui ni moi ne supportions de la voir ainsi vieillir prématurément. « Je vais la refaire, me dit-il enfin, et lui donner une robe de bronze, qui résistera aux siècles. » Promesse ferme, porteuse d’espoirs.
Mais Dolmenica était la plus grande de ses filles. La recréer ne se ferait pas dans la facilité. Elle est donc repartie chez lui, prés de Pise, pour qu’il en prenne à nouveau les mesures et organise les multiples coulées de métal et de feu qui la feraient renaître, transcendée. Il ne lui fallut pas moins de cinquante-sept morceaux à former puis à fondre avant de les assembler, de les souder ensemble ; nouveau Vulcain. Une plus longue gestation, que celle des humains : plus de deux ans. Il me donnait souvent de ses nouvelles, l’attente nourrissait ma ferveur. Que sont une poignée d’années dans l’attente d’une promise immortelle ?
Le jour de la noce arriva enfin. Prévenu j’avais demandé à mes petits-enfants d’être ses pages et d’entourer son installation. Les photographes étaient là, comme il convenait. L’immense camion, cette fois fermé et mystérieux roula lentement sur ma prairie, s’arrêta à la lisière de l’oliveraie. Le chauffeur descendit et dévoila le flanc de sa machine. La nouvelle Dolmenica était là, incomparablement plus belle dans ses atours désormais chatoyants aux reflets du soleil comme de la lune. Elle était magnifique, j’étais enfin comblé.
Depuis, mon aimée de deux tonnes est la reine des lieux. Elle m’y accueille sans reproches à chacun de mes retours. Il faut juste que je m’habitue au fait qu’elle me survivra et verra les enfants de mes petits-enfants. J’y songe quand, quelquefois, je m’endors nonchalamment à l’ombre de sa croupe.
Jean-Louis Servan-Schreiber
ENGLISH VERSION

MY GIANTESS
We met in a Proustian sort of way. I was strolling through the Bagatelle, arm in arm with a rather well-behaved young woman. Then suddenly I caught sight of her, languid on a spotless meadow, and from then on I saw nothing but her. Unlike Odette, she was altogether my type, with her lascivious curves, and her majestic buttocks and thighs. Moving. I did not yet know her name, but I already knew her father? begetter? maker? inventor? creator?
I had met Pollès in Provence some years before. He was exhibiting on Isle sur la Sorgue. Right away I knew we had the same way of looking at women. His girls were amazingly sensual, despite their bronze skin. I found them full of life, almost joyful.
To pander my innermost dreams all they lacked was stature. I fantasized about a giant who’d fulfil me by exceeding me. I had read Baudelaire’s lines in Giantess hundreds of times:
…I would have tried
to live beside some mammoth girl, the way
a cat will sprawl at the feet of a queen;
…
scaling the slopes of her enormous knees
to saunter through the landscape of her lap
…to sleep
untroubled in the shadow of her breasts
like a peaceful village at the mountain’s base
And there that afternoon in the Bois de Boulogne I had met her. They told me at the chateau that her name was Dolmenica. Her father’s name was Dominique. I was not surprised. He had given her a name that echoed the megaliths, but had chosen to dress her in a modest garb. She was clothed in epoxy, in a modern lightweight, unassuming grey robe.
I would have liked her to be covered in clay, dressed in wood, or hewn in rock. Okay for the epoxy, I said as I asked for her hand. As long as she comes to live with me without further delay.
A giantess does not take the TGV. She needs a conveyance on her scale, an exceptional trip. But first I had to prepare an abode worthy of her.
The ideal spot was elevated so that she would offer herself to me like some pagan goddess, in the insolence of her forms. There she’d be surrounded by olive trees that would act as her cortege all year round. I uprooted more than one of them to make room for her.
One day Domenica came at last on an open float the way princesses betrothed to Maharajas rode on elephants. Everything was ready for the ceremony of possession, both public and private. There were several of us, all moved and excited, waiting to greet her. At nightfall, the lights with which I had surrounded her made her spring out of the dark. The next morning I ran to the glass door from which I could see my giantess. Our life together had begun.
Weeks and months went by. Dolmenica received visitors. All my guests insisted upon meeting her. They would contemplate her from a distance before gently approaching her. Few resisted their desire to caress her hips. She was gracious and knew how to contribute to my hospitality.
But I had to admit that my fiancée did not feel perfectly happy at my place. Neither Pollès nor I had realized what a fragile constitution she had. The harsh weather in Provence, with its winter frosts and fierce summers, was not good for her. She was getting all wrinkled and chapped. In short, she was suffering. To recover her health and her finery, she had go back to her father’s place. I missed her. I had grown used to her presence. But by spring she came back all smooth and rejuvenated. And with her, happy days were back again.
Alas, she soon had a relapse. Her maladjustment to our climate was confirmed. It would have been better if she had lived indoors, but my home was too small for a giantess. I talked it over with her father who was awfully concerned. Neither of us could bear to see her growing prematurely old like this. “I’ll redo her,” he finally told me, “and give her a bronze garment that will resist centuries.” It was a firm promise that brought new hope.
But Dolmenica was his biggest girl. Recreating her could not be done easily. So once again she had to go back to him, near Pisa, where he could measure her and organize the many castings of metal and fire that would bring her back to life, transcended. It took no less than fifty-seven pieces that this new Vulcan shaped then smelted before assembling and soldering them. And a longer gestation than that of human beings: more than two years. He often gave me news of her. The waiting fed my fervour. What are a handful of years when awaiting an immortal promise?
At last the wedding day came. Forewarned, I had asked my grandchildren to act as her pages and encircle her installation. Appropriately, the photographers were there. The huge truck, this time closed and mysterious, drove slowly across my meadow and stopped at the edge of the olive grove. The driver got out and uncovered the side of his machine. The new Domenica was there, incomparably lovelier in an attire that now sparkled in the glimmer of the sun and moon. She was magnificent and I couldn’t have been more pleased.
Ever since then, my two-tonne beloved is the queen of the premises. She greets me whenever I come back without a word of reproach. But I’ll simply have to get used to the fact that she will outlive me and that she’ll be seeing my grandchildren’s children. I think of it sometimes when I fall asleep untroubled in the shadow of her buttocks.
Jean-Louis Servan-Schrieber
translated by Gila Walker
(The English translation of Baudelaire’s La Géant is by Richard Howard in a bilingual edition of Les Fleurs du Mal,David R. Godine Publisher, Boston: 1982).