PAR MICHEL ONFRAY

PLAISIR DE CHEVAL AU DESIR DE LA FEMME
Depuis les Princes de la plus haute antiquité, la statue équestre illustre un genre en sculpture qui vise toujours la même chose : figurer un centaure. Les classiques montrent bien le cheval et le cavalier, et les gens de cheval voient qu’à la position des jambes, des chevilles, des mollets du cavalier, à son assiette, on a affaire à un authentique écuyer ou à un sac de sable assis sur la croupe d’une rosse. Le Roi doit bien monter à cheval, bien sûr, mais l’artiste montre d’abord sa majesté, pas son talent pour faire corps avec sa monture. Le condottiere de Colleoni lui aussi sait monter à cheval, c’est son éducation, son métier aussi, mais l’œuvre montre d’abord la bravoure, la force, la détermination, les qualités guerrières du mercenaire de haute volée intellectuelle . Mais comment figurer un centaure moderne après la révolution esthétique du XX° siècle ?
Pollès se propose le même challenge qu’un artiste de la Renaissance, car tout son travail de sculpteur le montre : c’est un classique ; même si , dans le même temps , il travaille en contemporain de son temps postmoderne . Fils de Michel Ange et de Boccioni… L’artiste de la Renaissance qu’il est travaille la même matière, avec d’identiques techniques, de semblables trucs de forgeron empruntés à Vulcain . Le même mystère des forges, la même magie du feu, la même transfiguration du minerai brut en formes et volumes voulus par son âme d’acier.
La coulée de bronze dans l’atelier de Pollès transforme le spectateur en contemporain des héros du Decameron de Boccace. Les odeurs, les bruits, les crépitements, les couleurs du matériau en fusion, ( le rouge cerise tachant son œil noir), son oxydation rapide, l’aspect inoffensif du bronze quelques minutes plus tard alors qu’animal toujours dangereux il réduirait en cendres la main qui s’approcherait, tout cela montre à l’œuvre un grand du métier, un artisan pliant d’un geste sûr son savoir faire à son vouloir.
L’artiste en lui propose des formes inédites. Depuis bien longtemps on ne représente plus fidèlement la réalité, et, fort heureusement, un maître écuyer n’a plus son mot à dire pour juger de la qualité esthétique d’ une statue équestre : théoriquement, on se dispense de convoquer l’anatomie pour conclure à la beauté à cause de la ressemblance… La sculpture n’a plus à ressembler pour être belle. D’ailleurs elle n’a pas non plus à se proposer d’abord d’être belle. Mais rien n’interdit qu’elle le soit ensuite… Car les révolutions esthétiques du XX° siècle assignent aujourd’hui une autre tâche à la sculpture : donner à voir des formes inédites dans un univers où beaucoup ont été déjà montrées.
Le cubisme a produit des effets majeurs et bien au-delà de la peinture. Sur la toile, ces révolutionnaires peignaient comme un sculpteur dépliant ses volumes dans le dessein de produire une surface plane. Le cubiste lisse les formes et n’en oublie aucune : le moindre pli sur lequel s’organise un volume devient alors une ligne qui partage des plans. Chacun connaît les toiles de Juan Gris qui illustrent cette magie en acte. Des arêtes dans des volumes aplatis…
Le surréalisme ouvre la porte à l’onirisme. Le réel importe d’abord pour ce qu’il sollicite et suscite chez le créateur puis le regardeur. Paysages ou formes de rêve, étendues issues d’hallucinations, zones géographiques ou géologiques en sucs de folie, pays de mescaline et de névroses, univers baroques de psychoses aux mythes plus réels que la réalité. Le surréalisme a très peu donné dans la sculpture car la littérature et la peinture permettent plus facilement les dérives imaginaires que les contraintes de l’ univers à trois dimensions. Plutôt le fétiche iupik ou le masque dogon, sinon les statues de l’île de Pâques ou le menhir d’hier qu’une sculpture monumentale surréaliste de son temps …
Le futurisme a magnifié la vitesse, l’énergie, les forces en jeu dans le réel . Il a voué un culte au mouvement, à sa décomposition, à sa déconstruction. Adepte de Bergson, il a cherché le mystère de la flèche de Zénon et montré que le mouvement se réduit à une somme d’immobilités et que, étrangement, cette somme montrée produisait, à la manière des chronophotographies, un continuum générateur de formes esthétiques. Un genre de cliché de l’écoulement du fleuve d’Héraclite Un et Multiple en même temps saisi dans toutes ses dimensions ontologiques simultanément.
Pollès n’est ni cubiste, ni surréaliste, ni futuriste, mais il conserve, intègre et dépasse ces trois forces du défunt XX° siècle. L’artisan ( ou l’artiste) contemporain de Colleoni est également l’artiste ( ou l’artisan) de son temps et il jette dans son creuset une série d’images, d’impressions, d’émotions issues du siècle dernier pour en faire un style dans lequel cohabitent deux traits de son caractère : la force, la violence, la brutalité et la douceur, la tendresse. Autrement dit , dans les termes du métier : les arrêtes et les rondeurs. Magnifique contrepoint à même de produire des volumes oxymoriques !
Car des arêtes dans les rondeurs ou des rondeurs dans les arêtes, voilà une étrange configuration ! Et une collision esthétique intéressante. Or le tempérament du personnage de Pollès se retrouve dans la grammaire de ces formes privilégiées. Du tranchant, du vif, de l’acéré et , en même temps, du rond, du voluptueux, de l’épais, du volume. Et puis du jeu avec ces deux registres : l’acéré là où l’on attend son contraire, ainsi avec la tête du cheval, disons son visage, indemne de rondeurs tout en traits de serpe…
Visage d’aigle pour un cheval devenu alors hippogriffe – mélange sonore de griffe d’oiseau et de cheval. Griffe et bec. Mais la pointe de l’oreille dessine une ligne qui, du haut de l’encolure au bas du poitrail expose en majesté le cheval arborant un genre de proue à même de briser les glaces du vent, de l’air ou de la guerre. Poitrail puissant, cheval de combat, cheval de force , cheval d’assaut, cheval fier, l’antérieur gauche tendu comme une jambe, et cette jambe a la forme d’un obus.
Et puis, et puis : à bien y regarder, le quadrupède se révèle être un bipède dont l’équilibre s’obtient avec le pied de la cavalière… Pas de respect de l’anatomie dans cette aventure, pas d’antérieurs et de postérieurs, mais cet étrange assemblage qui exprime le centaure à merveille. L’ensemble repose sur ce trépied magique : animal et humain mélangés, confondus, trois jambes de même facture anatomique sans que le cheval arbore un membre humain ou la femme un antérieur chevalin.
Même travail avec les croupes : celle du cheval pourrait être celle de la femme. Une arête pour produire la ligne autour de laquelle se répartissent les fesses, et un mouvement relevant l’ensemble en hauteur, à la manière des postures de rut qui excitent l’animal libidinal qu’est le mammifère – humain ou non. Une paire de fesses dit-on, mais là, sur la sculpture, ce sont deux paires, soit quatre fesses rebondies, mafflues . Multiplication des occasions voluptueuses.
Le ventre de la femme épouse sensuellement l’encolure. Les deux chairs, les deux matières, la peau de la femme, le poil du cheval, se trouvent lissés par le bronze . Le contact entre les deux corps trace une ligne, un creux, une arête dessinée dans les matières confondues. L’espèce de fierté du cheval semble obtenue par la satisfaction qu’il pourrait ressentir à la présence épousante du corps nu de cette femme à la croupe levée pour signifier au mammifère quadrupède que, par la sensualité, la volupté, le plaisir des contacts charnels, il appartient à son monde de mammifère bipède. Plaisir de cheval au désir de la femme – sinon plaisir de femme au désir du cheval…
Le visage du cheval – pour ne pas dire de sa tête tant l’animal s’humanise au contact du féminin – renvoie au visage de la femme. Visage d’acier, profil de guerrière , héroïne échappée d’une toile de Picasso chevauchant et paradant, comme dans un cirque, les bras levés et écartés, les coudes formant deux pointes et un nouveau triangle avec le haut du buste, lui aussi en forme d’obus. Son sommet fait songer à la pointe d’un sein. Les trois pointes des pattes/pieds et les trois pointes des coudes/sein se répondent et forment un contrepoint d’une surface triangulaire : au sol pour l’une, elle assure l’équilibre de l’ensemble ; dans l’air pour l’autre, elle offre dans l’espace une figure géométrique de volupté.
Les deux triangulations assurent la forme d’une pyramide dans laquelle s’inscrit le centaure au féminin. Et, comme toujours avec la pyramide, la base large repose sur le sol et assure la sûreté, la force et la puissance tellurique, elle montre l’enracinement, malgré les trois pointes posées sur le sol qui font songer par leur finesse à des pattes d’oiseaux. Elle dit l’inscription immanente, en même temps que la raréfaction de matière vers le sommet raconte l’aspiration vers le ciel, l’azur et sa transcendance.
Ce cheval qui est un taureau à bec d’oiseau chevauché par une femme qui est un soldat d’acier produit un centaure au féminin ; ce quadrupède à deux jambes chevauché par une femme sans sein est un étalon femelle ou une jument mâle ; cette pyramide est un hymne aux chiffres – trois jambes dont deux pattes, ou quatre pattes dont deux jambes, trois pointes dont un téton, deux croupes pour quatre fesses ; ce monstre libidinal se compose d’une monture sans testicules et d’une cavalière dépourvue de seins , à la vulve invisible, dissimulée , collée au poil du mammifère ; cette œuvre d’art sort d’un haras onirique, illustre une mythologie inédite, incarne une créature échappée des Métamorphoses d’Ovide : un coup de génie païen.
Michel Onfray
ENGLISH VERSION

EQUINE PLEASURE TO FEMALE DESIRE
Since the Princes of time immemorial, the equestrian statue has iIlustrated a genre in sculpture that has always attempted the same thing: to represent a centaur, The classics clearly show the horse and the rider, and riding experts can immediately spot from the position of the rider’s legs, ankles, calves, or seat whether one is looking at an authentic rider or a sandbag plumped on the rump of some hack. The King must, naturally, ride weil, but the artist first and foremost shows his majesty, not his skill at being at one with his mount. The condottiere Colleoni also knew how to ride, it was his education, his profession too, but his statue above all shows his bravery, his strength, his determination, and the warlike qualities of this high-flyingiy intellectual mercenary. But how to represent a modern centaur after the aesthetic revolution of the 20 th century?
Pollès sets himself the same challenge as a Renaissance artist, as all his sculpting work shows: he is classical, even if he at the same time works as a contemporary of his postmodern era. The son of Michelangelo and Boccioni. The Renaissance artist he is sculpts the same matter, using identical techniques, and similar forging tricks handed down from Vulcan. The same mystery of the forge, the same magic of the fire, the same transfiguration of raw ores into forms and volumes imagined in his steel soul.
Bronze casting in Pollès’ studio transforms the spectator into a contemporary of the heroes of Boccaccio’s The Decameron. The smells, the sounds, the sputtering, the colours of the materials in fusion (cherry red speckling its black eye), its rapid oxidization, the bronzes inoffensive aspect just a few moments later when, a still dangerous beast, it could reduce the hand that approaches it to cinders, all this demonstrates a master of the trade at work, an artisan bending his skills to his will with a steady hand.
The artist proposes original forms. Reality has no longer been faithfully represented for a long time now and, thankfully, masters of the horse no longer have their say in judging the aesthetic qualities of an equestrian statue: theoretically, we can dispense with evoking anatomy to determine whether something is beautiful because resemblant. Sculpture no longer has to be resemblant te be beautiful.
Moreover, it doesn’t have to aim te be primarily beautiful either. Which doesn’t stop it from being so in the second instance. For, the aesthetic revolutions of the 20th century assign sculpture another task today: to propose original forms in a universe in which many have already been shown.
Cubism caused major repercussions and did so well beyond the realm of painting. On the canvas, theses revolutionaries painted like sculptors unfolding their volumes to produce flat surfaces. The cubist smoothes out forms, overlooking none: the slightest fold around which a volume is organised thus becomes a line dividing planes. We are all familiar with Juan Gris’ paintings, which iilustmate this magic at work. Lines in fiattened volumes.
Surrealism opened the door to the oneiric. The real’s significance comes firstly from what it arouses and creates in the artist then the viewer. Landscapes or dream forms, vast expanses stemming from hallucinations, geographic or geological zones in the pith of madness, lands of mescaline and neurosis, baroque universes of psychoses, to myths more real than reality. Surrealism produced very little in the way of sculpture because literature and painting better conveyed the bents of the imagination than the constraints of a three-dimensional universe. Better a Yupik fetish or Dogon mask, or Rapa Nui’s moai statues, or a menhir from the past than a monumental surrealist sculpture of it time…
Futurism magnified speed, energy, the forces at play in the real. It worshipped movement, its decomposition, its deconstruction. Influenced by Bergson, it sought to resolve the mystery of Zeno’s arrow and showed that movement can be reduced to a sum of immobilities and that, strangely, when depicted, this sum, like chronophotography, produced a continuum generating aesthetic forms. A kind of still shot of Heraclitus flowing river One and Multiple at the same time captured in all its ontological dimensions simultaneously.
Pollès is not cubist, surrealist, or futurist, but he preserves, integrates and surpasses these three forces of the by-gone 20th century. The artisan (or the artist) contemporaneous with Colleoni is equaily the artist (or artisan) of his time, and into his crucible he throws a series of images, impressions, emotions from the previous century to forge a style in which two traits of his character cohabit: force, violence, brutality and gentleness, tenderness. In other words, to use the terms of the trade: lines and curves. A magnificent counterpoint capable of producing oxymoronic volumes!
Lines in the curves, or curves in the lines; what a strange configuration! And an interesting aesthetic collision. Yet the temperament of Pollès’ character lies in the grammar of these prioritized forms. Trenchant, acute, sharp, and, at the same time, round, voluptuous, dense, voluminous. And also the play on these two registers: sharpness where one expects the contrary, as is the case with the horse’s head, or rather its face, unscathed by roundness, the lines of a billhook…
An eagle’s face for a horse that thus becomes a hippogriff — a sonorous blend of bird claw and horse. Claw and beak. But the tip of the ear forms a line which, from the top of the neck to the bottom of the breast, majestically depicts the horse sporting a kind of prow capable of breaking the ices of the wind, air or war. A powerful breast, a combat horse, a horse of power, an assault horse, a proud horse, the left fore peoised taught like a leg, and this leg shaped like a shell.
And then, and then, on closer observation, the quadruped turns out to be a biped whose balance is achieved through the foot of the rider… No respect for anatomy in this adventure, no anterior and posterior limbs, but this strange assemblage that wonderfully evokes the centaur. The ensemble rests on this magical tripod: animal and human blended, merged, three legs of the same anatomical style without the horse sporting a human limb or the woman an equine fore.
The same process is at play with the rumps: the horse’s could be the that of the woman. A line producing the fold around which the buttocks are distributed, and a movement pulling the ensemble upwards, in the manner of the rut postures that excite, the libidinous animal that is the mammal-human or not.
A pair of buttocks, one thinks, but here, in the sculpture, there are two pairs, or,in other words, four round, plump cheeks. A multiplication of voluptuous occasions.
The woman’s stomach sensually conjoins the neck. The two fieshes, the two matters, the woman’s skin, the horse’s hide, are smoothed by the bronze. The contact between the two bodies traces a line, a hollow, a line drawn in intermingling matters. The horse’s kind of pride seems to come from the satisfaction it might well feel from the presence of this woman’s naked body, her rump raised to signify to the quadruple mammal that, through sensuality, voluptuousness, the pleasure of carnal contacts, it belongs to her world of biped mammals. Equine pleasure to female desire – or female pleasure te equine desire…
The horse’s face – if not to say its head, the animal becoming so human on contact with the femmine – echoes that of the woman. A face of steel, the profile of a warrior woman, a heroine escaped from a Picasso painting riding and parading, as if in a circus, arms raised and spread, the elbows forming two points and a new triangle with the top of the bust, which is also shell-shaped. lts tip brings to mind the tip of a breast. The three points of the hoofs/feet and the three points of the elbows/breast echo one another and form a counterpoint of a triangular surface: one on the ground, assuring the equilibrium of the ensemble; the other in the air, offering a geometric figure of voluptuousness in space.
The two triangulations assure the form of a pyramid in which is inscribed the female centaur. And, as always with the pyramid, the broad base rests on the ground and guarantees steadiness, force and telluric power; it designates a rooting, in spite of the three points touching the ground whose finesse of rerniniscent cf bird claws. ut cenveys the immanent inscription, at the same time that the ramefacticn cf matter at the top speaks aspiration towards the sky, the firmament and its transcendence.
This horse that is a bull with a bird’s beak ridden by a woman who is a steel soldier produces a female centaur; this two-legged quadruped ridden by a breastless woman is a female stallion or a male mare. This pyramid is a hymn to numbers – three legs, two of which are hoofs, or four hoofs, two of which are legs; three points, one of which is a nipple, two rumps for four buttocks; this libidinous monster is composed of a testicle-less mount and a female rider without breasts, the vulva invisible, dissimulated, glued to the mammal’s hide; this work of art is born forth from an oneiric stud farm, illustrates an original mythology, incarnates a creature escaped from Ovid’s Metamorphoses: a pagan stroke of genius.